"La rivalité entre Saint-Etienne et Lyon est une rivalité
d'images d'Epinal"
Dimanche, le derby entre l'AS
Saint-Etienne (3e) et l'Olympique lyonnais (1er)
animera la 16e journée de Ligue 1. Mais la rivalité
footballistique la plus folklorique du football français repose sur
un antagonisme traditionnel entre les habitants des deux cités
distantes d'à peine 50 km. L'auteur, compositeur et chanteur
Bernard Lavilliers, né dans l'agglomération stéphanoise, évoque
avec amour la préfecture de la Loire et sa voisine, celle du Rhône,
et décrypte les images d'Epinal accolées aux deux villes.
Allez-vous regarder le match
dimanche et suivez-vous le parcours des Verts ?
Lorsque les Verts sont en haut du
classement, je porte un peu plus intérêt au football. Pas par
chauvinisme. Mais je dois avouer que je ne lis pas L'Equipe
tous les jours... Mais là, c'est quand même Lyon dans le Chaudron.
En 1984, dans Lyon-sur-Saône
sur l'album Tout est permis, rien n'est possible, vous
chantez : "Lyon sur Saône, la secrète, souterraine,
l'emmurée"...
C'est l'image d'Epinal de la ville. J'écris
Lyon comme ça : la ville des soyeux, des grands bourgeois,
catholique, la sœur aînée de l'Eglise, ses nombreux couvents.
C'est la capitale des Gaules quand même, entre nord et sud. Les
Lyonnais ont un côté assez froid, vu de l'extérieur. C'est la
ville des secrets à mi-voix. Entrer dans une famille de bourgeois
lyonnais, c'était presque inaccessible pour un ouvrier stéphanois
comme moi. Les franc-maçons y sont aussi très présents.
Et l'image d'Epinal de
Saint-Etienne, c'est celle de la ville ouvrière ?
Oui, Saint-Etienne, c'est la ville
ouvrière. J'en parle d'une façon particulière. Il y a aussi des
grands bourgeois, mais ils sont moins présents. Les boulots emblématiques
sont l'acier, la mine. Et qui dit ouvriers, dit population adepte du
football. C'est le rythme du travail en 3 × 8, on est pauvres,
c'est une ville dure. La cité est enclavée dans une cuvette,
froide et polluée. Saint-Etienne est une ville attachante, fêtarde
et laborieuse. Le travail y est plus important que l'argent. J'en
profite d'ailleurs pour rectifier une erreur fréquente sur mon
parcours. J'ai travaillé à la Manufacture d'armes de Saint-Etienne
(MAS), spécialisée dans l'armement. Jamais à Manufrance, qui
vendait des cycles et des fusils de chasse. Il y a à Saint-Etienne
une tradition de l'artisan-ouvrier, c'est pour cela qu'elle n'a
jamais été vraiment à gauche. Et, de toute façon, les ouvriers
ne sont pas tous révolutionnaires.
Pour aller plus loin que les réputations, Lyon a également
une tradition révolutionnaire ancienne. C'est une ville contrastée
et mélangée. Vous le soulignez : "Lyon
sur Bronx, des Minguettes, la violente, l'émigrée – Et puis
Feyzin la violette, la flambante, l'Enfumée"…
Oui, ce n'est pas seulement les industriels soyeux, c'est aussi
la classe des ouvriers-tisserands, les canuts. Avant la Commune, les
premières révoltes ouvrières s'y sont produites (1831 et 1834).
J'ai souvent chanté "Le chant des Canuts", écrit
à la fin du 19e siècle par Aristide Bruant pour célébrer
ce soulèvement populaire. Le premier couplet c'est d'ailleurs : "Pour
chanter Veni Creator, il faut une chasuble d'or, nous en tissons
pour vous, grands de l'Eglise, et nous pauvres canuts, n'avons pas
de chemises". C'est une chanson plus anar que bolchevique.
Vous avez chanté dans les usines occupées de Lyon en
mai 1968.
Je vivais déjà à Paris à l'époque, mais j'ai vécu les événements
de 1968 entre Saint-Etienne et Lyon. J'ai chanté dans les usines
occupées des deux villes. On s'est fait un coup de nostalgie, comme
en 1936, dont on avait tous entendu parler. Le jour, debout sur les
machines ou monté sur trois caisses de bières, je me suis inscrit
dans cette tradition musicale des occupations d'usine. Et je
continue encore. La nuit, on courrait les petits bars, les cabarets
du vieux Saint-Jean ou des pentes de la Croix-Rousse. On y reprenait
le répertoire des chansons anarcho-syndicalistes.
Ces deux villes ont-elles changé ?
Mon père est venu à Paris pour assister à mes récents
concerts au théâtre du Châtelet. Lors d'un dîner, avec mes amis,
il a dit en référence à ma chanson Saint-Etienne, que je
chantais une ville qui n'existe plus. Mon usine, la Manufacture
d'armes de Saint-Etienne, est devenue la Cité du design avec une
biennale internationale. Quand j'y retourne, je constate ces
changements. C'est devenu une ville plus tertiaire. On a assisté
dans le bassin stéphanois à ce qui s'est passé et se déroule
encore actuellement en Lorraine. Je suis les événements de
Florange, le combat du syndicaliste Edouard Martin. Cela fait trente
ans que je soutiens les sidérurgistes. C'est un soutien viscéral.
Je me rends compte que je connais désormais plus Lyon que
Saint-Etienne. C'est une ville qui a fait des efforts. Je n'aurais
jamais imaginé Lyon aussi culturelle. Il y a une place importante
laissée à la musique, la danse, le théâtre... A deux heures de
Paris, le TGV a beaucoup joué. C'est une capitale d'Europe du Sud.
Lyon possède de longue date ce côté italien. Les éclairages la
nuit, les collines, les deux fleuves, c'est une très belle ville.
Finalement, cette rivalité ouvrier/bourgeois entre les
deux villes existe-t-elle encore ?
Elle est terminée. Cette dichotomie entre la capitale de l'acier
et du charbon et la capitale des Gaules est éteinte. Lyon s'est développée.
Saint-Etienne a perdu de la population. Cette rivalité est plutôt
une rivalité d'images d'Epinal.
Dans Saint-Etienne, extrait de l'album Le Stéphanois
en 1975, vous débutez par : "On n'est pas d'un pays mais
on est d'une ville". Est-ce que le patriotisme lié au
sport vous dérange ?
Je n'ai rien contre la patrie, mais beaucoup d'escrocs
instrumentalisent ce mot. Une ville, c'est formateur. Il y a un
cordon ombilical avec ses origines. Après, j'ai toujours refusé d'être
ambassadeur de Saint-Etienne quand on me l'a proposé. Trop de
coteries, de réceptions entre soi dans les beaux salons. Il faut
prendre du recul sur les enjeux réels d'une rencontre entre deux équipes
de foot, dont la plupart des joueurs ne sont ni de Saint-Etienne, ni
de Lyon.
Votre musique est influencée de vos voyages, du Brésil
à l'Amérique centrale, de New York à l'Asie du Sud-Est. Et
pourtant, vous conservez ce lien avec vos origines.
On a tous besoin d'attaches. Mais cela peut être très
encombrant, les attaches. J'ai connu des types, accoudés au
comptoir, qui me parlaient du Brésil : "Tu as été là-bas,
je vais y aller, comme toi." Dix ans après, ils étaient
toujours au comptoir. Trop d'enracinement tue le voyage.
Est-ce que lorsque l'on grandit à Saint-Etienne, on est
forcément un amoureux des Verts ?
C'est un peu comme à Marseille, où il est impossible de dire
que l'on n'aime pas l'OM. Même si je ne suis pas vraiment le
football, j'ai moi-même joué dans les petites catégories. J'étais
gardien de but. Mon sport, c'est la boxe. Je l'ai pratiqué
longtemps, je continue à le suivre de près. C'est différent d'un
affrontement entre deux villes le dimanche ; le foot, c'est parfois
une fête un peu guerrière. Dans la boxe, j'ai retrouvé le côté
individualiste. C'est comme écrire mes chansons. On ne peut compter
que sur soi. Je suis farouchement individualiste, ce qui ne s'oppose
pas à mes engagements collectifs. La musique, je la sens
collectivement. J'ai besoin de la partager avec mes musiciens, mes
techniciens.
Interview parue dans Le Monde daté du 7
décembre 2012
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